Paris place en place  partie  2

 

 

L'intervention du pape[modifier | modifier le code]

 

 
Le pape Clément V sur le trône pontifical.

 

 

Si Clément V ne peut arrêter la procédure en cours, il compte tout au moins en prendre le contrôle. Le 17 novembre 1307, le pape envoie son chapelainArnaud de Faugères, informer le roi de ses intentions34. Finalement, le 22 novembre 1307, Clément V promulgue la bulle Pastoralis preeminentie, qui ordonne à tous les princes chrétiens d'arrêter les templiers dans leur pays et de s'emparer de leurs biens au nom de la papauté. Il entend de cette manière garder le contrôle sur la procédure lancée par Philippe le Bel en l'empêchant de clore le procès prématurément35. Si le pape s'était abstenu de faire une telle démarche, il aurait cautionné par son silence l'action entamée par le roi de France contre l'ordre. Cette bulle garantit alors un procès public et mené conjointement par les légats du pape et les légistes royaux.

 

Le pape envoie une lettre au roi le 1er décembre 1307 dans laquelle il lui indique confier le suivi de l'affaire à deux cardinauxBérenger Frédol et Étienne de Suisy. Philippe le Bel confirme leur arrivée, assure à Clément V que les prisonniers leur seront confiés et que les biens de l'ordre seront gérés séparément de ceux de la Couronne36. Le roi fait preuve d'une double attitude car les cardinaux reviennent à Poitiers sans les prisonniers, n'ayant pu se les faire confier. Clément est donc obligé d'insister, sous la menace d'excommunication. Ainsi, Jacques de Molay et deux cent cinquante templiers sont remis aux deux envoyés pontificaux37. Ceci va permettre au maître de l'ordre de revenir sur ses aveux le 24 décembre 1307, en confiant aux cardinaux que sa confession a été obtenue sous la menace de torture38Hugues de Pairaud revient également sur sa confession lors d'un repas pris en présence des autres hauts dignitaires de l'ordre et des envoyés pontificaux39.

 

Consécutivement, en février 1308, Clément V suspend l'action des inquisiteurs dans cette affaire pour reprendre l'initiative40. Pendant les six premiers mois de 1308, le roi et le pape se livrent une bataille acharnée pour le contrôle des événements. À cet effet, Philippe le Bel utilise ses meilleures armes : la propagande, les menaces et l'intimidation40. Le roi profite de la position de faiblesse du pape qui, devant rester absolument sur le territoire français afin de garder une possibilité d'agir, doit subir en contrepartie la vindicte publique contre les Templiers et les critiques des cardinaux français. Le roi profite du moindre incident pour affaiblir la position du pape. Le 13 février 1308, le cubiculaire du pape, Giacomo da Montecucco ou Olivier de PenneNote 5, s'enfuit de l'hospice dans lequel il est logé. Philippe le Bel reproche à Clément V de ne pas être en mesure de s'occuper d'un templier, et remet donc en cause sa capacité à en garder plus de deux mille41.

 

Afin de consolider la légitimité de son action, Philippe le Bel pose des questions aux maîtres en théologie de Paris fin février. Il souhaite, au moyen de leurs réponses, démontrer qu'il était dans son droit d'agir contre l'ordre à cause de l'inaction du pape. La réponse des théologiens le 25 mars 1308 ne satisfait pas le roi car elle démontre qu'il se trompe sur certains points essentiels à ses yeux 43. Cependant, ils soutiennent l'action royale contre la lenteur du pape en précisant que l'aveu pouvait justifier la condamnation44.

 

Entre le 24 mars et le 29 mars 1308, Philippe le Bel envoie des lettres de convocation au clergé, à la noblesse et aux villes afin de réunir les états généraux à Tours entre le 5 mai et le 15 mai44. Il avait déjà procédé de cette manière lors de sa lutte avec Boniface VIII et compte donc obtenir de nouveau l'appui de tous, cette fois-ci dans sa lutte contre l'ordre du Temple et Clément V. Le 26 mai 1308, le roi et le pape se rencontrent à Poitiers45.

 

Le 29 mai 1308, Clément V tient un consistoire public composé de cardinaux, de conseillers du roi, d'ecclésiastiques et de laïcs. Guillaume de Plaisianslégiste du roi, y prend la parole. Son discours n'est pas prononcé en latin, afin d'être compris du plus grand nombre45. Il y fait l'apologie de l'action de Philippe le Bel, qu'il présente comme le vicaire du Christ sur Terre (Au début de la lutte, ladite victoire fut horrible et terrible, joyeuse et admirable dans son développement, et dans son issue claire, notoire et indubitable), et de la victoire de la foi catholique contre les crimes de Templiers (le Christ vainc, le Christ règne, le Christ commande)46. Il décrit ensuite les étapes de l'affaire et argumente sur ce qui a poussé Philippe le Bel à agir, mû par son devoir sacré de roi. Plusieurs autres discours sont prononcés, dont celui de l'archevêque de BourgesGilles de Rome, ancien précepteur de Philippe le Bel, ainsi que l'archevêque de Narbonne Gilles Aycelin, qui compare les templiers aux Madianites47.

 

L'exposé de Guillaume de Plaisians est tel qu'il rend la défense de l'ordre périlleuse (« aucune personne qui soit vraiment catholique et veuille éviter le péril de favoriser l'hérésie »)47 et met donc Clément V dans une position inconfortable. Le pape prend néanmoins la parole et déclare que, depuis son élection, il a eu affaire à plusieurs templiers et qu'il n'a jamais eu à se plaindre de leur comportement. Il explique ensuite que si les faits sont avérés, il engagerait une procédure. La nuance est que le pape indique que les preuves doivent lui être présentées, qu'il en est le seul juge, et que la procédure sera faite « non pas précipitamment, mais honnêtement et sûrement48 ».

 

Le 14 juin 1308, Guillaume de Plaisians prononce un deuxième discours car le gouvernement estime que le premier n'a pas suffisamment affaibli la position de Clément V48. Dans ce second exposé, le légiste répète sensiblement les mêmes arguments mais sur un ton plus inquiétant et en s'adressant directement au pape. Il avance également que le roi aurait agi en raison de l'inaction du saint-Siège, pourtant alerté à plusieurs reprises par Philippe le Bel49:

 

 

Le message est clair. Philippe le Bel prévient le pape que s'il n'agit pas, lui-même le fera avec l'appui du clergé de FranceClément V ne change pourtant pas sa position, affirmant que des ecclésiastiques ne peuvent être jugés par des laïcs. De plus, il confirme que les biens et les hommes du Temple doivent lui être confiés et qu'il s'agit d'une condition sine qua non pour qu'il puisse prendre une décision50.

 

Après ce bras de fer de six mois, il apparaît au gouvernement qu'aucune des actions entreprises n'a réussi à faire fléchir Clément V. De plus, la persistance du pape à maintenir la primauté pontificale dans ce genre d'affaire représente un blocage certain à la poursuite de la procédure. En signe d'apaisement, Philippe le Bel confirme dans une lettre au pape le 27 juin 1308 qu'il confie les biens du Temple à des curateurs particuliers, nommés pour les administrer51. Le même jour, il accepte de faire venir soixante-douze Templiers à Poitiers afin qu'ils puissent témoigner devant Clément V52. Cependant, il est fort probable que les prisonniers ont été sélectionnés, soit parce qu'ils font preuve d'animosité pour leur ordre ou parce qu'ils maintiennent leurs aveux, par peur de représailles53. En outre, aucun dignitaire ne fait partie du nombre, le roi ayant indiqué que plusieurs d'entre eux étaient malades et ne pouvaient donc être déplacés depuis 

Les accusations[modifier | modifier le code]

 
Représentation de l’osculum infame, manuscrit de Jacques de Longuyon, vers 1350.

Dans son ordre d'arrestation du 14 septembre 1307, Philippe le Bel formule trois accusations majeures. Tout d'abord le reniement et le crachat, ensuite les baisers obscènes (tel que l’osculum infame) et l'homosexualité et enfin l'adoration d'idoles2,55,56. Le 12 août 1308, une liste de cent vingt-sept articles est produite (voir l'article détaillé), compréhensible en sept grandes parties2,57. Premièrement, quand un novice entre dans l'Ordre, il renie le Christ, parfois la Sainte Vierge et les saints, le tout sur ordre de ceux qui le reçoivent. On lui dit ensuite que le Christ n'est pas le vrai Dieu, mais plutôt un faux prophète crucifié pour ses péchés et aucunement pour la rédemption du genre humain. Enfin, le nouveau venu doit cracher sur un crucifix ou une image représentant le Christ, et même parfois piétiner et uriner dessus2. Deuxièmement, les frères adorent des idoles, dont les formes peuvent être variables, ressemblant à un chat ou alors à une tête à trois visages. Ces têtes sont adorées comme des sauveurs et vénérées comme gage d'abondance car en mesure de faire fleurir les arbres et germer la terre2. Troisièmement, ils ne croient pas aux sacrements et les chapelains de l'ordre ne prononcent pas les paroles de la consécration pendant la messe58. Quatrièmement, les frères croient que le maître de l'Ordre et les dignitaires peuvent les entendre en confession et les absoudre de leurs péchés, bien que la plupart d'entre eux ne soient pas prêtres58. Cinquièmement, ceux qui reçoivent les novices les baisent sur la bouche, le nombril, le ventre, les fesses et l'épine dorsale et les encouragent à l'homosexualité dans l'ordre58. Sixièmement, les Templiers cherchent à accroître les richesses de l'ordre par n'importe quel moyen, légal ou non, et les dons faits à l'Ordre n'étaient pas correctement utilisés, ni distribués aux hôpitaux58. Septièmement, les chapitres et admissions sont tenues secrètement et sous bonne garde, et les templiers qui révèlent à un étranger ce qui s'y passe sont punis d'emprisonnement ou de mort58.

En 1307, Philippe le Bel est entouré de ministres bien établis et dévoués à sa personne, tels que Guillaume de Nogaret. Depuis le début de son règne, soit vingt-deux ans plus tôt, il s'entoure de légistes qui mettent au point une technique pour venir à bout de ceux qui portent ombrage au pouvoir royal, quelle qu'en soit la raison58. Tout d'abord, on fait appel à l'intimidation et à la violence. Ensuite, une campagne de propagande est lancée afin de discréditer la ou les personnes visées et obtenir le soutien du peuple. Dès que c'est fait, les états sont réunis. Les ministres y prononcent des discours et la nouvelle est répandue par les membres de l'assemblée lorsqu'ils retournent chez eux58. Parmi les victimes les plus notables, on peut citer le pape Boniface VIII en 130358, l'évêque de Troyes Guichard en 130859 et, tel qu'exposé, l'ordre du Temple.

Les accusations sont minutieusement choisies. Guillaume de Nogaret et les autres ministres puisent dans les faits qui paraissent comme contraires à la morale de l'époque et donc susceptibles de choquer l'opinion publique. En effet, pendant les xiiie et xive siècles, l'attention se cristallise sur l'hérésie et la sorcellerie60. Certains articles de l'acte d'accusation y sont directement puisés, tels que le reniement du Christ ou l'adoration d'idoles. De plus, on y adjoint des pratiques reliées au catharisme, tel que l'irrespect de la croix ou le rejet des sacrements60. Un lien est également fait avec les musulmans, que l'on soupçonne d'ailleurs à l'époque d'avoir corrompu les templiers60. Les petites cordes que sont censés porter les frères du Temple après les avoir fait toucher une idole peuvent être reliées à cette supposée corruption61. Tout est fait pour provoquer la vindicte populaire et la colère des différents paliers de la société, surtout ceux présents aux états généraux60.

Les enquêtes des commissions diocésaines[modifier | modifier le code]

 
Le cardinal Bérenger Frédol l'Ancien.
 
Le cardinal Étienne de Suisy.

Au cours de l'été 1308, afin de réaffirmer la prééminence de son autorité, Clément V fulmine trois bulles qui ont pour but de définir le cadre des enquêtes et des actions qui doivent en découler. Tout d'abord Subit assidue le 5 juillet 130862, indique qu'il y aura deux procédures distinctes: l'une concernera les personnes physiques et l'autre l'Ordre en tant que personne morale. Aussi, chaque procédure sera tout d'abord composée d'une enquête et ensuite d'un jugement. Ensuite Faciens misericordiam le 12 août 130862, qui crée des commissions diocésaines, chargées d'enquêter sur les agissements des templiers, et une commission pontificale, chargée de juger l'ordre du Temple comme tel. Enfin, Regnans in coelis le 12 août 130862, qui convoque le concile œcuménique à Vienne afin d'entendre les rapports des commissions.

L'objectif du gouvernement est que les aveux soient confirmés devant les commissions et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Philippe le Bel envoie une lettre au pape avec une liste de noms qu'il souhaite pour la composition de la commission pontificale. Clément V accepte la demande du roi63. La commission pontificale, siégeant à Paris, est donc composée de l'archevêque de Narbonne Gilles Aycelin, qui préside la commission, l'évêque de Mende Guillaume VI Durand, l'évêque de Bayeux Guillaume Bonnet, l'évêque de Limoges Raynaud de La Porte, le notaire apostolique Mathieu de Naples, l'archidiacre de Maguelonne Jean de Montlaur, l'archidiacre de Trente Jean de Mantoue et le prévôt de l'église d'Aix Jean Agarni64.

Clément V quitte Poitiers le 13 août 1308, précédé en cela par le roi, parti le 24 juillet65. Entre le 17 août et le 20 août 1308, les trois cardinaux Bérenger FrédolÉtienne de Suisy et Landolfo Brancaccio entendent les dignitaires de l'ordre à Chinon54, la majorité des templiers restant à la charge des commissions diocésaines65. À ces interrogatoires assistent Guillaume de NogaretGuillaume de Plaisians et Jean de Janvillegeôlier des Templiers, dont les présences intimidantes ont pour effet que les dignitaires réitèrent leurs aveux d'octobre et novembre 130766. Ces confirmations d'aveux confortent Philippe le Bel et le motivent à écrire de nouveau à Jacques II d'Aragon afin de l'exhorter à prendre de nouvelles mesures sur son propre territoire67Clément V use de retards et faux-fuyants, ne déclenchant pas immédiatement les travaux des commissions, ce qui fait traîner l'affaire jusqu'au début de l'année 1309. Le roi est exaspéré par cette lenteur, non seulement parce que ceci repousse l'échéance du procès mais également parce que ces retards ont déjà permis à plusieurs templiers de revenir sur leurs aveux68. Il s'inquiète également, soutenu en cela par plusieurs prélats français, du caractère imprécis des dispositions prises pour les commissions. Par exemple, les lettres d'investiture des tribunaux de LyonBordeaux et Narbonne n'ont pas été envoyées69. De plus, certains points de procédures ne sont pas précisés, tel que ce qu'il fallait faire au sujet des Templiers qui se rétractaient après avoir avoué69.

Au cours des commissions diocésaines, commencées au printemps 130970,Note 6, les prisonniers sont présentés devant l’évêque ou l'inquisiteur et doivent jurer sur les Saints Évangiles de dire la vérité pleine et entière sur eux et les autres71. La manière de conduire les interrogatoiresNote 7 adopte plusieurs principes provenant de celle employée par l'Inquisition contre les hérétiques72. Les Templiers qui persistent à nier sont interrogés plusieurs fois et, s'ils persistent dans leur déni, sont soumis à un régime de pain et d'eau72. Si ceci ne suffit pas, on leur montre les aveux des dignitaires de l'Ordre, consignés dans la bulle papale, pour les confronter. Ensuite, on les menace de torture en leur montrant les instruments72. En dernier recours, on les torture d'abord légèrement en présence d'un clerc, selon les usages de l'époque72. Aucun sacrement ne leur est accordé, sauf la confession, et le confesseur d'ailleurs les encourage à dire la vérité pour le bien et le salut de leur âme73. S'ils arrivent à demeurer intraitables devant tous les moyens employés pour les faire avouer, on ne leur accorde ni absolution, ni sépulture ecclésiastique73. En revanche, ceux qui avouent reçoivent l'absolution et sont traités de bien meilleure manière, recevant sacrements, nourriture et meilleures conditions de détention73. Trente-six templiers sont morts sous la torture rien qu'à Paris74.

Accusations reconnues à Paris en 1310-131131, sur 231 témoinsNote 3
Reniement 183
Crachat 180
Baisers 96
Conseil de pratiquer l'homosexualité 78
Idole 8
Absolution, eucharistie 8

Entre fin 1309 et début 1310, plusieurs templiers révèlent, lors de leur comparution devant la commission pontificale, qu'ils ont avoué pendant les commissions diocésaines à cause des traitements subis70. En novembre 1309, Jean de Furnes déclare qu'il a été torturé pendant les trois mois qui ont précédé sa comparution devant l'évêque et qu'il a avoué le crime de sodomie de peur d'être de nouveau tourmenté70. En février 1310, le frère servant Robert Vigerii, de Clermont, affirme aux commissaires pontificaux à Paris qu'il a fait des aveux devant Jean de Savignyévêque de Nevers, en raison de la brutalité des tortures75. Également, Humbert de Puy déclare qu'il a été tourmenté à trois reprises à Poitiers sur ordre de Jean de Janville et du sénéchal du Poitou et que, en raison de sa résistance à ne pas avouer, il a été ensuite emprisonné dans une tour à Niort pendant trente-six semaines avec un régime constitué de pain et d'eau75.

On a déjà noté la volonté de Philippe le Bel de voir la commission apostolique composée de membres lui étant favorables. Afin de s'assurer que les aveux seront renouvelés, le pouvoir fait pression sur les templiers. Ainsi, une lettre présentée devant la commission pontificale en février 1310 par Jean de Couchey, templier détenu à Sens, ne laisse aucun doute à ce sujet76. Cette lettre, donnée au commandeur d'Épailly Laurent de Beaune par un clerc nommé Jean Chapin, est censée émaner des geôliers Philippe de Voët et Jean de Janville76:

La suite, mettant en garde les templiers si jamais ils venaient à contrevenir à ce qui leur ait demandé, est encore plus funeste76:

La commission pontificale commence seulement le 8 août 1309 dans l'Abbaye Sainte-Geneviève à Paris77. Les témoins sont cités à comparaître le 12 novembre mais personne ne se présente78. La commission décide de suspendre les travaux jusqu'au 22 novembre 1309 et demande à l'évêque de ParisGuillaume de Baufet, d'exécuter les directives de la commission78. L'évêque se présente devant la commission et déclare qu'il a visité en personne Jacques de Molay et Hugues de Pairaud afin de leur lire les documents relatifs aux travaux de la commission et de leur enjoindre de s'y présenter79. Les deux dignitaires de l'Ordre acceptent, ainsi que plusieurs autres frères79.

La défense de l'ordre[modifier | modifier le code]

 
L'Abbaye Sainte-Geneviève de Paris où se tient la commission pontificale.

Première session de la commission pontificale[modifier | modifier le code]

Philippe de Voët et Jean de Janville amènent les témoins devant la commission et c'est ainsi que Hugues de Pairaud et sept autres templiers se présentent dans la salle d'audience le 22 novembre 130979. Les premiers Templiers à se présenter devant la commission pontificale ignorent cependant la mission de cette commission. Avec étonnement, ils apprennent que celle-ci a pour but d'enquêter sur l'ordre du Temple en lui-même et, lorsqu'il leur est demandé s'ils souhaitent défendre l'ordre, aucun ne se sent en mesure de le faire. Gérard de Caux par exemple répond qu'il est « un simple chevalier sans chevaux, ni armes, ni terre et ne pouvait, ni ne savait comment défendre l'Ordre »80. L'évêque de Paris a été volontairement évasif lorsqu'il a été les rencontrer afin de leur enjoindre de se présenter devant la commission pontificale81.

On peut penser que la comparution de Hugues de Pairaud le même jour va changer la donne, mais il n'en est rien82. Le maître de l'ordre dans la province de France ne souhaite parler des faits qu'avec le pape en personne82Jacques de Molay est entendu quatre jours plus tard, le 26 novembre 130979, et l'effet est encore plus négatif. Sexagénaire malade et usé par deux ans d'emprisonnement, le maître de l'Ordre indique qu'il est prêt à défendre l'Ordre mais ne pense pas avoir les capacités pour le faire. De plus, il note que la démarche risque d'être difficile car il est prisonnier « des seigneurs pape et roi » et n'a aucun moyen financier à sa disposition pour préparer la défense. Il ne dispose que d'un seul frère servant pour le conseiller83. La commission est cependant prête à lui accorder un délai de réflexion et, pour faciliter ses préparatifs de défense, lui lit les documents relatifs au procès84. Lorsqu'il est fait lecture de la confirmation de ses aveux d'août 1308 devant les cardinaux, Jacques de Molay, troublé, se perd en déclarations incohérentes85. Il se rend compte qu'il risque de se perdre lui-même, ce que lui confirme Guillaume de PlaisiansNote 8. Finalement, la commission lui accorde un délai jusqu'au vendredi suivant, soit le 28 novembre 1309, déclarant même qu'il pouvait être prolongé85.

Le lendemain de la première comparution de Jacques de Molay, soit le 27 novembre 1309, douze Templiers se présentent devant la commission86. On note un changement d'attitude dans le sens où plusieurs d'entre eux déclarent qu'ils défendraient l'ordre s'ils en étaient capables86. Le commandeur de Payns, Ponsard de Gizy, est le premier à agir en ce sens. Il déclare que toutes les accusations portées contre l'ordre sont fausses et que les templiers qui ont témoigné devant l'évêque de Paris ont cédé face à la violence et la peur74. Il se dit prêt à assumer la défense si les dépenses sont couvertes par les biens du Temple et si on lui accorde l'aide de deux frères, Renaud de Provins et Pierre de Bologne74. Connaisseurs des lois, ce sont ces derniers d'ailleurs qui ont dû lui suggérer de déposer un document précisant quels étaient les ennemis de l'ordre, tel qu'il était possible de le faire selon la procédure inquisitoriale74. Cette liste comprend les noms du moine Guillaume Robert, qui les a soumis à la question, du comprieur de Montfaucon Esquieu de Floyran, du prieur du Mas-d'Agen Bernard Pelet et du chevalier Gérard de Boizol, venu de Gisors87. D'autres templiers emboîtent le pas. Ainsi, Jacques le Verjus, qui déclare être un agricola et ne pas savoir comment plaider, le ferait volontiers s'il en avait les capacités. Aymond de Narbonne se décrit comme un pauvre homme incapable de défendre l'ordre, qu'il a été torturé par le supplice de l'eau et mis au pain et à l'eau pendant sept semaines86. Se disant prisonnier et donc incapable de défendre l'ordre, il déclare cependant qu'il ne sait rien de mal contre l'ordre ou son maître, ayant été le garde de la chambre de ce dernier en Orient pendant trois ans88.

L'initiative de Ponsard de Gizy va être cependant contrecarrée par Philippe de Voët. Le prévôt de l'église de Poitiers présente à la commission une lettre produite par le commandeur de Payns, à la destination du pape et de ses commissaires, dans laquelle il énumérait un certain nombre de faits89. Il y critiquait la discipline de l'ordre et relatait des déflorations de sœurs admises dans l'ordre, pourtant promises à la chasteté. Également, il y faisait état d'admissions de voleurs et meurtriers en échange de sommes d'argent89. Ponsard de Gizy proteste en indiquant avoir écrit cette lettre car il était furieux contre le trésorier de l'ordre qui l'avait insulté et que ceci n'avait rien à voir avec les accusations portées par le gouvernement et relayées par la commission89. Cependant, cette lettre attaque la crédibilité de Ponsard de Gizy et remet en cause sérieusement sa volonté à défendre l'ordre, ce qui est le but recherché89. D'ailleurs, le commandeur de Payns, craignant de subir des mauvais traitements en prison par la main de Philippe de Voët ou Jean de Janville à la suite de sa volonté de défendre l'ordre, se fait assurer par la commission qu'il n'en sera rien90.

La seconde comparution de Jacques de Molay le 28 novembre 1309 n'améliore pas le sort de l'Ordre. Apparemment, le maître de l'ordre n'a pas profité du répit qui lui a été accordé pour préparer une défense91. Jacques de Molay se contente de dire qu'il souhaite se présenter devant le pape au plus tôt, conformément à une lettre apostolique dont il a eu connaissance et dans laquelle Clément V se réservait le droit d'entendre les dignitaires91. Lorsque la commission lui demande s'il souhaite défendre l'ordre, il se contente de ne pas se compromettre et déclare qu'il ne dira rien de plus à ce sujet91.

À la suite de ces comparutions, le gouvernement peut raisonnablement penser qu'aucune défense valable ne pourra être produite devant les commissaires. Conséquemment, Philippe le Bel, dès le 26 novembre 1309, ordonne à ses sénéchaux et baillis d'amener devant la commission tous les templiers désireux de défendre l'ordre, en prenant soin cependant de les isoler les uns des autres pour éviter toute collusion92. Les commissaires, souhaitant que leur propre ordre de convocation soit plus largement diffusé, ajournent les travaux jusqu'au 3 février 131092.

Deuxième session de la commission pontificale[modifier | modifier le code]

 
L'archevêque de Narbonne Gilles Aycelin, président de la commission pontificale.

Même si les travaux reprennent le 3 février, il faut attendre le 5 février 1310 pour voir des Templiers se présenter devant la commission92. Quinze des seize frères présents, amenés depuis le diocèse de Mâcon, souhaitent défendre l'ordre93. Le changement d’attitude observé le 27 novembre a pris de l'ampleur pendant la période de vacation entre les deux sessions, probablement à l'instigation de Renaud de Provins et Pierre de Bologne93. D'autres frères se joignent au mouvement dans les jours qui suivent, notamment Ponsard de Gizy le 20 février 131093. Au total, cinq cent trente-deux Templiers vont se joindre aux premiers défenseurs entre le 7 février et le 27 février 131093. Plusieurs ignorent comment défendre l'ordre mais déclarent qu'ils feront de leur mieux. D'autres évoquent les tortures subies, conduisant quelquefois à la mort de certains frères. Une majorité, étant de bons chrétiens, demandent les sacrements. Enfin, certains posent la condition d'être libérés ou alors de consulter le maître de l'ordre avant de procéder à toute défense94. Une minorité ne souhaite pas défendre l'Ordre, soit quinze en tout94. Douze autres, ne souhaitant procéder eux-mêmes, s'en remettent aux dignitaires pour assurer la défense94.

Jacques de Molay comparaît une troisième fois le 2 mars 131095. Il maintient sa position, ne souhaitant parler des faits qu'avec le pape, et ce malgré le rappel de la commission qui précise que les travaux portent sur l'ordre et non sur les personnes95. Il se limite à demander aux commissaires d'écrire à Clément V pour qu'il le convoque lui et les autres dignitaires95Geoffroy de Gonneville et Hugues de Pairaud comparaissent à leur tour le 13 mars 1310, mais n'apportent rien de plus au crédit de la défense95. Le premier se dit illettré et incapable de défendre l'ordre tandis que le deuxième déclare qu'il n'a rien d'autre à ajouter à ses précédentes déclarations95.

Devant la mobilisation de la défense, la commission doit tenir ses promesses de lui fournir de l'aide. Ainsi, le 14 mars 1310, les commissaires font la lecture des cent vingt-sept articles de l'acte d'accusation aux quatre-vingt-dix templiers présents pour défendre l'ordre96. Le 27 mars 1310, trente-six frères prennent le parti de la défense96. Parmi eux, on peut citer l'exemple du chapelain Jean Robert, qui déclare n'avoir jamais entendu de faits semblables à ceux qui leur sont reprochés au cours de toutes les confessions qu'il a été amené à faire. Ce mouvement de défense parvient même à rameuter les indécis, si bien qu'à la fin du mois de mars 1310, l'ordre peut compter sur cinq cent quatre-vingt-dix-sept défenseurs96.

Devant le trop grand nombre de défenseurs, la commission doit organiser une grande réunion hors des locaux de l'évêché, devenus trop petits. Ainsi, le 28 mars 1310, dans le jardin se trouvant derrière la maison de l'évêque, les commissaires font lecture en latin des actes d'accusation à cinq cent quarante-six défenseurs présents96. Alors qu'ils s'apprêtent à lire les actes de nouveau, cette fois-ci en langue vulgaire, les templiers estiment qu'il n'est pas nécessaire d'entendre de nouveau de telles horreurs mensongères96. Les commissaires demandent alors que des représentants soient nommés car ils ne peuvent entendre tous les défenseurs. Le commandeur d'Orléans Renaud de Provins et le procureur de l'ordre en cour de Rome Pierre de Bologne, prennent alors la parole pour présenter certaines doléances aux commissaires96. Les Templiers souhaitent faire valider leur choix de représentants par les dignitaires de l'Ordre. La commission insiste alors sur le fait que la défense doit prendre toutes les dispositions qu'elle juge nécessaire au plus tôt, sachant que la date du concile de Vienne approche à grands pas, précisant au passage que les dignitaires avaient déjà refusé de défendre l'ordre97. Elle indique enfin que les travaux reprendront trois jours plus tard.

Le 31 mars 1310, la commission envoie ses notaires dans tout Paris afin de demander aux prisonniers s'ils étaient prêts à désigner des procureurs pour la défense de l'ordre98. L'afflux de templiers venant de toutes les provinces du royaume avait pour conséquence une dispersion des prisonniers sur une trentaine de lieux, dont soixante-quinze dans le Temple de Paris98. Aucun des Templiers que sont en mesure de visiter les notaires de la commission ne veut désigner de représentants sans l'accord des dignitaires de l'ordre. Les raisons sont d'ordre tactique car ils souhaitent uniquement répondre de manière efficace aux accusations portées, sans pour autant qu'il y ait un jugement et donc une condamnation éventuelle99. Ce faisant, les notaires recueillent les différents témoignages et déclarations faites par les templiers emprisonnés dans différents lieux de Paris. La plus longue déclaration faite provient de Pierre de Bologne, alors détenu dans le Temple de Paris100:

Le lendemain, soit le 1er avril 1310, la commission fait amener devant elle Pierre de Bologne, Renaud de Provins, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, ainsi que Robert Vigerii représentant des frères servants101. Les quatre premiers avaient pris la parole dans le jardin de l'évêché quelques jours plus tôt98 et les commissaires estiment donc qu'ils feront des procureurs acceptables pour la défense de l'Ordre99. Lorsque la commission demande de nouveau si des représentants ont été désignés, Renaud de Provins prend la parole. Alors que Pierre de Bologne avait la veille réfuté les accusations et affirmé l'innocence de l'ordre, Renaud de Provins entreprend de combattre les accusateurs99. Il précise qu'ils n'ont pas l'intention de désigner des représentants, étant dépourvus de conseil, d'argent et de l'approbation des dignitaires. De plus, l'emprisonnement de ces derniers sous la garde des hommes du roi, causant « peur, séduction et fausses promesses »99, maintenait chez eux une crainte de prendre la défense de l'ordre. Il précise cependant qu'il n'a pas l'intention de dire quoi que ce soit contre Clément V, le Saint-SiègePhilippe le Bel ou ses fils99 et ajoute que les dignitaires devraient être mis sous la garde de l'Église afin d'être soustraits à la garde royale102. Si jamais ils persistaient à ne pas défendre l'ordre, Renaud de Provins déclare qu'il serait prêt à assumer cette charge102.

Renaud de Provins demande ensuite qu'on mette à leur disposition l'argent de l'Ordre afin de payer les frais inhérents à leur défense. De plus, les frères renégats doivent être mis sous la garde de l'Église jusqu'à la confirmation de leurs témoignages102. Il est clair que les templiers sont résolus à prendre leur destin en main et Renaud de Provins, dans cette optique, confronte l'accusation en remettant en cause la validité des procédures. Ainsi, il indique à la commission qu'elle ne peut juger l'ordre que de trois manières: par voie d'accusation, par voie de dénonciation ou par voie d'office102. Dans le premier cas, l'accusateur devrait comparaître, se soumettre à la loi du talion et couvrir les frais s'il s'avérait que l'affaire avait été déclenchée injustement. Dans le deuxième cas, le délateur ne devrait pas être entendu car, avant de dénoncer, il aurait dû avertir les frères de cette corruption. Enfin, dans le troisième cas, Renaud de Provins indique que lui et les frères se réservent les arguments et défenses à employer dans la procédure103. En s'y prenant de cette manière il démontre la nature arbitraire et la légalité douteuse de l'arrestation et le fait que l'ordre du Temple n'a été jusqu'à maintenant que le jouet du conflit entre le royaume de France et le Saint-Siège103. Les notaires de la commission continuent à visiter les prisonniers pour recueillir leurs opinions et s'assurer que les frères présents devant les commissaires avaient réellement exprimé ce que tous les templiers pensaient. À la fin de la semaine, ils avaient rencontrés cinq-cent trente-sept Templiers104.

Entre-temps, Clément V constate que la procédure prend plus de temps que prévu et que la date du concile se rapproche. Le 4 avril 1310, il fulmine la bulle Alma mater pour reporter la date du concile de Vienne d'octobre 1310 à octobre 1311, ce qui ne manque pas d'agacer le roi de France et de renforcer son impatience105.

Le 7 avril 1310, neuf templiers se présentent devant la commission. En plus des quatre frères déjà présents une semaine plus tôt s'ajoutent le chevalier Bernard de Foix, les frères Jean de Montréal, Mathieu Cresson-Essart, Jean de Saint-Léonard et Guillaume de Givry106. Ils insistent sur le fait de ne pouvoir désigner de représentants officiels et de vouloir seulement apporter une réponse aux accusations et non engager un procès106. Ils ajoutent qu'ils souhaitent assister au concile qui doit statuer sur le sort de l'Ordre à condition d'être libérés106. Enfin, ils expriment l'illégalité de la présence de Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians aux travaux de la commission, demandant qu'aucun laïc ne soit présent pour les entendre106:

Pierre de Bologne ajoute107:

Il poursuit son raisonnement en disant107:

Après avoir contesté la validité des aveux donnés, les défenseurs exposent des arguments en faveur de l'ordre du Temple. Ainsi, ils déclarent:

Ensuite, ils s'en prennent directement aux accusateurs. Ceux qui avaient rapporté de tels mensonges au pape et au roi étaient107:

De plus, les défenseurs affirment que la commission ne peut procéder par voie d'office parce que les Templiers108:

Les représentants demandent aux commissaires de garantir la sécurité des frères pour qu'ils puissent s'exprimer librement et fort probablement revenir à la vérité109. Enfin, Pierre de Bologne conclut avec réserve108:

 

Mis en page le 20  novembre 2021