Art africain 1 / 2
Les artistes[modifier | modifier le code]
Pendant longtemps, il a été admis sans discussion que l'art africain était un art anonyme, un art dont les productions, régies par des préoccupations ethniques, religieuses et rituelles dominaient complètement l'individualité créatrice. Il était admis comme une évidence que les objets relevaient tous de préoccupations rituelles ou mystiques et ne concernaient guère l'esthétique54. S'il est vrai que les objets d'art n'avaient pas de valeur marchande dans les sociétés africaines traditionnelles et que les œuvres n'étaient bien sûr pas signées dans le contexte de sociétés sans écriture, il n'est pas moins vrai que les artistes marquaient parfois leurs œuvres par des signes distinctifs que les Européens ne reconnaissaient pas et ignoraient55. L'idéologie de l'anonymat a donc participé d'une dépréciation générale des Européens vis-à-vis de l'art africain55. Pourtant, les recherches en ethnologie de l'art commencent à déconstruire ces préjugés. Selon l'ethnologue Patrick Bouju, « l'ethnologie de l'art, en se développant, découvre la création individuelle et abandonne l'idéologie de l'anonymat »56. Les qualités esthétiques des objets ne sont pas seulement soulignées, il est maintenant admis que l'artiste africain apprend son métier, parfois dans des ateliers dont le fonctionnement a été comparé avec les ateliers médiévaux ou de la Renaissance, selon des règles précises sur le plan esthétique et social, et qu'il travaille le plus souvent sur commande57. Ce processus crée une émulation entre les artistes qui sont distingués au sein de leurs sociétés respectives. Ainsi, à eux seuls, les Yoruba du Nigeria distinguent au moins une trentaine de maîtres sculpteurs jouissant d'une considération particulière58. Les Fân du Woleu-Ntem reconnaissent une quarantaine d'artistes dont le nom se transmet de génération en génération59. La transmission des connaissances de père en fils produit parfois des familles de sculpteurs. Désormais, les œuvres sont de plus en plus souvent attribuées à des ateliers ou à des artistes60. Il apparaît donc que la persistance de l'anonymat résulte largement de la manière dont les œuvres étaient récoltées, sans égard pour leur créateur, particulièrement pendant la période coloniale, manifestant ainsi le désintérêt des fonctionnaires coloniaux au moment où ils effectuaient ces prélèvements61,62.
Par ailleurs il semble nécessaire d'évoquer le contexte de l'étonnante créativité des artistes africains traditionnels, produisant des œuvres clairement distinctes les unes des autres, même fabriquées par le même artiste. Louis Perrois signale que « le sculpteur est libre de créer dans le cadre de son style traditionnel »63. Mais il précise, en 2017, que « toute motivation d'inspiration fantaisiste et individuelle des artistes était hautement improbable dans la mesure où le résultat final d'une œuvre devait impérativement rentrer dans un système de sens compris de tous »64. Dans le même ouvrage, cet auteur fait apparaitre plusieurs grands styles, comme ceux des Fang, des Kota et des Kwele, tout en donnant à voir, chaque fois, ce qu'il appelle le « cœur » et la « périphérie » de chaque style. Cette étude détaillée pour l'Afrique équatoriale atlantique indique, à l'occasion de voisinages ou de migrations, de nombreux emprunts faits aux uns et aux autres. Ces emprunts pouvant être causés « pour des raisons rituelles et de renforcement de la charge spirituelle des objets ou pour des raisons de prestige social ». Ainsi chaque artiste est bien libre, dans l'espace du système de sens compris de tous, en se jouant des effets du style de sa communauté et en intégrant, éventuellement, des éléments empruntés dans un but précis.
Les progrès dans les techniques de datation permettent aussi de restituer la profondeur historique de cet art. Des objets en bois que l'on croyait du xixe siècle, à cause de la fragilité du support, peuvent remonter au xe siècle60. Des tests de thermoluminescence effectués sur les noyaux d'argile des bronzes d'Ife, qu'on croyait soumis à des influences européennes à cause de leur classicisme, remontent au xive siècle, avant l'arrivée des Portugais au Bénin en 148565
D'autres ethnologues portent leur recherche sur les esthétiques africaines. Suzanne Vogel66 insiste sur le classicisme et la sérénité des arts africains, établissant des liens entre les catégories éthiques et esthétiques au sein même des sociétés africaines60. La sortie de l'anonymat de l'art africain, son historicité et son rattachement à des valeurs esthétiques universelles sont liés à la découverte de fortes personnalités artistiques au sein même des sociétés traditionnelles. Si Olowe d'Ise bénéficie d'une reconnaissance internationale déjà ancienne, d'autres, comme Bamgboye (1893-1978), Areogun (1880-1954) et son fils George Bandele, Esubyi (mort v. 1900), Fagbite Asamu, son fils Faloda Edun (né en 1900), Osei Bonsu (sculpteur ghanéen, 1900-1977) ou Ologunde (d'Efon Alaye) commencent à bénéficier d'une reconnaissance dépassant de loin leur insertion dans un contexte traditionnel. Cette reconnaissance permet aussi de mieux comprendre la continuité qui lie l'art africain traditionnel et l'art contemporain africain ainsi que les relations complexes que les artistes contemporains africains ont à l'égard de leurs propres traditions.
Les styles[modifier | modifier le code]
La question des styles africains, de leur historicité, de leur répartition géographique, des échanges et des influences est complexe et ne peut être que brièvement évoquée ici.
La première observation impose de constater la multiplicité des arts africains. Il n'existe nulle part un art monolithique et permanent, mais une multiplicité de styles et de variantes coïncidant plus ou moins avec des ethnies et des royaumes, mobiles et au contact de leurs voisins. Pour ne prendre qu'un exemple, le seul bassin de l'Ogooué, au Gabon, à la fin du xixe siècle, a donné lieu à pas moins de 25 styles, tels qu'ils sont communément admis dans la littérature spécialisée et les catalogues d'art67. Chaque style, se présente avec des formes récurrentes et des formes atypiques. Lorsque les formes récurrentes dominent, localement, et probablement pendant une période limitée, cela constitue comme le « cœur » du style. Les formes atypiques peuvent représenter des aspects de transition entre plusieurs styles, voire des formes inattendues ; on peut alors parler de « périphérie ». En aucun cas il ne peut s'agir, pour le sculpteur, de se fier à sa seule inspiration puisqu'il doit impérativement rentrer dans un système de sens compris de tous. Les emprunts peuvent être motivés par la volonté d'augmenter la charge spirituelle de l'objet, à moins que la motivation ne soit liée au prestige social associé à ces formes empruntées.
La manière la plus commune d'aborder les différents styles consiste à considérer l'origine ethnique des objets. Aux yeux du grand public, ce sont ses traditions qui incarnent le plus immédiatement l'art africain. Elles sont, aux yeux du grand public, constituées de statuettes et de masques dont les déformations expressives et la géométrisation ont fasciné les artistes modernes comme Picasso. Mais il est bien évident que la réalité des pratiques artistiques en Afrique sub-saharienne, comme il a été dit plus haut, dépasse très largement ces idées reçues et recouvre une très grande diversité de pratiques artistiques au sein de leur culture socioreligieuse et de ses rites. Cet art, dans la logique du travail entrepris par les ethnologues occidentaux au cours de la période coloniale, est présenté dans les ouvrages d'art, habituellement et avec plus ou moins de pertinence, en évoquant le contexte des pratiques religieuses pour lesquelles cet art est conçu, très majoritairement, et qui détermine l'arrière plan culturel de chaque style.
L'art de cour, lorsqu'il qui ne relève pas de pratiques religieuses, a pour fonction principale la célébration du pouvoir royal. Les célèbres têtes d'Ifé, véritables portraits individualisés, correspondent à des structures sociales fondées sur des cités-états ayant, ce que nous appelons, un roi, une cour et tout un cérémonial lié au pouvoir royal68. Les bas-relief du royaume du Bénin (entre le xvie et le xviiie siècle) sont de véritables mémoriaux glorifiant les exploits de leurs souverains et la vie du royaume68. Le style naturaliste que ces sociétés mettent en œuvre se retrouve, sous d'autres formes, dans des sociétés palatiales, ailleurs dans le monde69.
On peut aussi analyser les styles des arts africains du point de vue de leur succession historique (la succession Nok-Ifé-Bénin est souvent prise en exemple)68. L'étude du style peut aussi se porter sur la matérialité des objets considérés, comme la terre cuite, éventuellement plusieurs matériaux comme cuir, bois, tissu et perle, ou bois et métal, voire un support spécifique à une tradition locale, comme la peinture sous verre du Sénégal. D'autres critères, pour autant que l'on y étudie les styles, pourraient être retenus. Un critère par la négative est justifié, comme cela a été le cas avec « L'Afrique sans masque »70, tourné vers les objets utilitaires et décoratifs. Enfin, l'approche par une fonction permettrait d'aborder, par exemple, les coiffes en Afrique au sein des arts impliquant le corps, en tant que support.
Cultures africaines[modifier | modifier le code]
Dès 1930 le théoricien allemand Carl Einstein prévenait de la nécessité de différencier les « styles » de leurs attributions culturelles71 : « Il nous semble que la classification en zones (sic.) de cultures est insuffisante, étant donné que les différentes couches culturelles et ethniques de l'Afrique se superposent et se croisent. La culture africaine n'est pas assez simple pour que ce schéma puisse lui suffire72. » Cette grille prédéfinie, fondée sur une adéquation entre « style » / culture et ethnie, a, cependant, marqué définitivement le champ de l'histoire occidentale des arts de l'Afrique. Bien que de nombreux chercheurs, depuis plus de trente ans73, ont essayé de repenser le problème, les arts africains sont encore classés, étudiés, exposés, vendus et collectionnés selon cette approche. En 2018, l'exposition Les forêts natales : Arts d'Afrique équatoriale atlantique74, fait usage de l'expression « groupes culturels ».
La question de l'évolution des cultures traditionnelles dans le monde actuel peut se poser aussi. Pour ne prendre qu'un exemple, les rites d'initiation traditionnellement pratiqués dans le bassin du Congo nécessitaient la réalisation de nombreux objets ayant une qualité artistique reconnue75. Or la majorité de ces rituels de passage y ont aujourd'hui disparu, remplacés par des festivités et des sorties de masques ayant un but plus touristique que social76. Ceci ne joue pas nécessairement sur la qualité artistique de tout ce qui est produit actuellement, et sans pour autant relever de l'art moderne non plus, mais plutôt de nouvelles variantes de l'art traditionnel.
Il ne faudrait pas considérer la liste qui suit comme une classification rigide de styles fermés et stables, avec des peuples immobiles. Afin de répondre à la diversité des styles et de leurs mutations, aux déplacements et immigrations, plusieurs méthodes ont été proposées. Ainsi, récemment, Louis Perrois a élaboré le concept « de cœur et de périphérie de complexes stylistiques » ; ces « périphéries » témoignant de probables emprunts à un ou des styles voisins77.